L'interview à la carte : le Dr Bruno Toussaint

Article Article

Symbole de l'indépendance vis-à-vis des labos, Prescrire est une publication bien connue des médecins. Ceux qui la font, en revanche, le sont beaucoup moins ; la rencontre accordée à What's up Doc avec le Dr Bruno Toussaint, généraliste et directeur éditorial de la revue, n'en a que plus de prix. Plongée dans les coulisses d’un périodique qu'on adore ou qu'on déteste, mais qui ne laisse jamais indifférent.

L'interview à la carte : le Dr Bruno Toussaint

What's up Doc. Avant de commencer, nous devons déclarer nos conflits d’intérêts : What's up Doc est un magazine gratuit, financé par la publicité. On continue ou vous dites « non merci » ?

 

Bruno Toussaint. (Rires) Pour l'instant vous ne me vendez rien, donc on peut continuer, pas de souci !

 

WUD. Voilà une bonne nouvelle. Commençons par votre trajectoire professionnelle. Comment devient-on directeur éditorial de Prescrire ?

 

BT. C’est très progressif ! J'ai découvert la revue un peu avant la fin de mes études de médecine, au milieu des années quatre-vingt. J'ai senti qu'elle était vraiment différente des publications que je voyais passer à l'époque, qui avaient beaucoup de publicité. Je trouvais alors qu'il n'était pas facile de s'informer de façon impartiale. Prescrire était différent : il n'y avait pas de pub, cela parlait de médicament et de médecine de façon critique, intelligente. Je me suis abonné.

 

WUD. Et comment êtes-vous passé du statut de lecteur au poste que vous occupez actuellement ?

 

BT. Je participais au test de lecture de Prescrire. Mais je trouvais qu’on pouvait parfois discuter les questions et les réponses, et je l’ai dit. Un jour, un rédacteur m’a fait remarquer que la critique est facile, et l’art plus difficile. Je suis donc devenu relecteur, puis on m’a proposé de rédiger de petits textes. Progressivement, le temps que je consacrais à Prescrire a augmenté, j’ai pris la responsabilité d’une rubrique, puis en 2000 on m’a confié la direction de la rédaction.

 

WUD. Et côté médecine ?

 

BT. Je me suis entêté quelques années à vouloir continuer d’exercer la médecine générale tout en étant responsable de la rédaction. Mais c’était trop difficile, et je n’exerce plus depuis 2003.

 

WUD. Vous n’êtes pas très loquace sur le sujet. Accepteriez-vous de nous dire quelques mots sur votre mode d’exercice ?

 

BT. Effectivement, je ne parle pas beaucoup de cela aux journalistes : ce qui m'intéresse, c'est la réussite de Prescrire. J’étais généraliste libéral à Paris, j’ai été seul, j’ai été associé, j’ai fait des remplacements, des vacations à l’hôpital… Rien d’extraordinaire !

 

WUD. Et pourquoi avoir choisi la médecine générale ?

 

BT. Lors de mes stages hospitaliers, j’ai rencontré des chirurgiens brillants, des cardiologues passionnants, c’était très motivant. Mais je voulais m’occuper des personnes dans leur globalité, pas uniquement de l’opération à faire ou du trouble du rythme à régler. Je me suis donc orienté vers la médecine générale. Ce n’était pas un choix par défaut !

 

WUD. Bon, nous allons arrêter de tenter de vous soutirer des renseignements personnels. Pouvez-vous nous décrire la mécanique Prescrire ?

 

BT. Prescrire cherche à apporter des informations fiables sur les médicaments et les traitements pour aider médecins et pharmaciens à prendre des décisions sur des données solides. Pour cela, nous avons choisi la moindre dépendance : nous sommes édités par une association type loi de 1901, nous nous reposons uniquement sur les abonnements, et n’avons ni publicité, ni subvention.

 

WUD. Il y en a eu…

 

BT. Oui. En 1980, les fondateurs de Prescrire avaient des idées, mais pas d’argent. Il se trouve que le ministre de la Santé de l’époque, Jacques Barrot, a trouvé que subventionner cette équipe permettrait d’équilibrer un peu le pouvoir de l’industrie pharmaceutique. Mais d’emblée, les fondateurs ont eu l’ambition de s’émanciper de cette subvention : ils savaient qu’un jour ou l’autre ils seraient à la merci de son évolution. Elle a duré 10 ans, et depuis, Prescrire dépend exclusivement des abonnements et publie un résumé de ses comptes tous les ans dans son numéro de mars. Peu de journaux font cela !

 

WUD. Pouvez-vous nous décrire comment sont choisis, relus et rédigés les articles ?

 

BT. Nous avons un fonctionnement collectif, pour ne pas dépendre de l’humeur d’untel ou d’untel. Pour chaque rubrique, plusieurs personnes veillent l’actualité : agenda des différentes agences du médicament, publications des firmes, activité de la Haute Autorité de santé, etc. Nous mettons en commun plusieurs fois par mois le résultat de cette veille lors d’une réunion, et nous faisons un premier tri. Un deuxième groupe distribue les sujets entre les rédacteurs. Chacun d’entre eux reçoit un dossier résultant de la veille documentaire. Après une réunion de calage et des recherches documentaires supplémentaires, le rédacteur et un référent envoient une première version au responsable de rubrique, qui reçoit tout le dossier. Tout est ensuite envoyé en relecture à une dizaine ou une vingtaine de personnes : des spécialistes, des gens qui sont éloignés du sujet… Le rédacteur récupère les retours des relecteurs, améliore son texte, le transmet à nouveau au responsable de rubrique qui l’envoie à une autre personne qui vérifie la concordance entre le texte et les références citées. Le tout est ensuite transmis au responsable de la rédaction, relu par quatre ou cinq personnes, et « monté » pour l’impression…

 

WUD. Combien de temps ce processus prend-il ?

 

BT. Cela dépend des textes : cela peut aller de quelques semaines et impliquer une dizaine de personnes pour un article d’une demi-page, à un an ou plus avec une trentaine de personnes impliquées pour un gros dossier.

 

WUD. Et parmi tout ce beau monde, qui est bénévole ?

 

BT. En dehors des relecteurs extérieurs, que nous remercions beaucoup, tout le monde est rémunéré. Pour des raisons de fiabilité et de durabilité, il faut que les gens gagnent leur croûte quand ils travaillent pour Prescrire… même si personne ne fait fortune.

 

WUD. Combien avez-vous de salariés ?

 

BT. Une centaine, majoritairement à temps partiel.

 

WUD. Tout ce travail semble très apprécié, notamment chez les généralistes. Mais les autres spécialistes semblent moins conquis. Pourquoi ?

 

BT. Nous avons effectivement 15 000 à 16 000 abonnés chez les généralistes, et 1 400 à 1 500 chez les spécialistes. Pourquoi ? On n’a pas fait d’essai randomisé en double aveugle (rires) ! Mais il nous paraît probable que l’indépendance et l’esprit critique que nous valorisons soient des notions ne collant pas très bien avec le cursus de la formation des médecins spécialistes en France. Celle-ci se déroule essentiellement à l’hôpital, où l’on tolère la critique tout en sachant qu’il vaut mieux être bien avec son supérieur hiérarchique, et où l’indépendance doit s’accommoder de l’omniprésence des visiteurs médicaux et du fait que tous les congrès sont financés par les firmes pharmaceutiques. Mais certains dépassent tout de même ces barrières et s’abonnent à Prescrire, comme l’a par exemple fait Irène Frachon. Et nous remarquons que les étudiants en médecine et les internes font de plus en plus attention à l’indépendance. Ça vient !

 

WUD. À entendre vos critiques contre l’industrie pharmaceutique, on a parfois l’impression que tout irait mieux s’il n’y avait pas de labos…

 

BT. Non, c’est de la désinformation. Chaque année, fin janvier, nous décernons la Pilule d’Or : nous invitons les labos et nous récompensons ceux qui à notre avis ont bien travaillé. Le problème, c’est que souvent, les firmes pharmaceutiques font autre chose que leur métier. La production industrielle, en série, sans rupture de stocks de bons médicaments bien dosés, bien stables, bien conditionnés, c’est formidable, on en veut beaucoup chez Prescrire. Mais le jeu de la concurrence et la financiarisation de leur activité amènent les firmes à faire de plus en plus de choses qui ne relèvent pas de leur rôle : former les médecins, préparer le petit-déjeuner du service, organiser des congrès…

 

WUD. Il peut tout de même être utile que les labos forment les médecins s’ils mettent au point un nouveau produit…

 

BT. Non, ce n’est pas à eux de former. Leur rôle consiste à mettre à disposition le produit, ainsi que l’information sur ce produit. Mais il ne faut pas que le médecin s’appuie uniquement sur cette information, il faut la recouper, y appliquer de l’esprit critique.

 

WUD. On constate que cet esprit critique vous conduit très souvent à déconsidérer les nouvelles molécules. Un compte Twitter vous caricature même en médecin répétant éternellement qu’il « vaut mieux s’en tenir au paracétamol »…

 

BT. (Rires). Si on regarde bien, ce n’est pas toujours le cas… Mais de manière pragmatique, nous cherchons à distinguer parmi les nouveautés celles qui apportent du progrès pour mieux soigner. Dans la douleur, le paracétamol est plus efficace qu’un placebo, et si on ne dépasse pas la dose, on ne risque pas beaucoup d’effets indésirables graves. Dans bien des situations, en première intention, il est préférable aux autres médicaments. Les médicaments de la douleur sont globalement peu satisfaisants, et nous espérons bien qu’il arrivera un jour quelque chose de plus efficace, de moins dangereux… On laissera alors tomber le paracétamol, ne vous inquiétez pas !

 

WUD. Au fil des années, la revue Prescrire est devenue une forme d’institution, au moins aux yeux de certains médecins. N’y a-t-il pas un danger à cela ?

 

BT. Nous avons acquis une certaine confiance chez nos lecteurs, mais c’est fragile. Et à mon sens, cette fragilité nous empêche de nous figer comme pourrait le faire une institution : si nous nous mettons à écrire n’importe quoi dans le journal, cela va vite se voir !

Les abonnements ne seront plus là, et il n’y aura plus de Prescrire.

 

WUD. Et au fait, les abonnements augmentent-ils ?

 

BT. Il y a eu une très forte hausse en 2011, au moment où tout le monde a pris conscience de l’importance du désastre et de la tromperie du Mediator. Mais depuis, cela a plutôt tendance à diminuer.

 

WUD. Vous espérez donc le prochain scandale sanitaire ?

 

BT. Nous ne l’espérons pas parce qu’une bonne partie de ceux qui se sont abonnés en 2011 sont partis. Il vaut mieux que nous dépendions du service rendu régulièrement par la revue.

WUD. Et votre avenir personnel dans tout ça ?

 

BT. Prescrire attache beaucoup d’importance au fonctionnement collectif. Nous avons donc des processus pour que je ne reste pas directeur jusqu’à la retraite !

 

BIO express

1986 : Diplômé de la fac de médecine de Paris 7

1994 : Écrit son premier article dans Prescrire

1997 : Devient chef de rubrique

2000 : Prend les fonctions de directeur de la rédaction

2003 : Arrête la pratique médicale pour se consacrer entièrement à la revue.

Les gros dossiers

+ De gros dossiers