La journée de la dupe

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Critique de « La salle des profs », de Ilker Çatak (sortie le 6 mars 2024). Dans une atmosphère de suspicion généralisée au sein d’un lycée soucieux de sa réputation et en proie à une vague de vols, une jeune prof se retrouve confrontée aux conséquences de son honnêteté et de son intégrité. Les valeurs sont-elles solubles dans l’éducation? Vous avez 1h40…

La journée de la dupe

Une trame implacable et virtuose menée comme un thriller comme pour nous rappeler à quel point l’école est l’antichambre de la violence du monde.

Terriblement stimulant intellectuellement, parce que bousculant constamment nos certitudes tout en obéissant à une irrésistible logique, la Salle des Profs impressionne avant tout par la capacité de son réalisateur à installer d’emblée une géographie de l’école, envisagée comme une tectonique de forces en présence, la topographie d’un champ de bataille que l’on voit se constituer sous nos yeux, la représentation d’un monde qui est aussi une représentation du monde. D’une époque où l’on ne cherche même plus à se comprendre, mais à avancer ses positions en appréhendant la moindre situation sous l’angle de celles-ci.

La tension, excessivement entretenue par un orchestre à cordes, ne naît pas tant d’une violence, pourtant bien palpable, que des impasses morales auxquelles celle-ci conduit. Ilker Çatak, et à travers lui Carla, sa jeune héroïne à l’âme cimentée de bonnes intentions, nous amènent à nous interroger, tels les élèves de sa classe, sur la relativité de la preuve et plus globalement de la notion de justice, au sein d’une société fonctionnant sur des règles d’autant plus fragilisantes qu’elles sont implicites et contradictoires. Ainsi, qu’en est-il de l’utilité et de l’efficacité d’une investigation dès lors qu’elle s’effectue sans cadre et sans finalité autre que l’exhibition de la vérité ? Que devient cette vérité quand elle ne tient même plus compte de son contexte ? À contrario, une vérité qui ne produirait pas de ravages ne condamnerait-elle pas à l’installation d’un pouvoir bien plus pernicieux et qui trouverait son illusion de légitimité dans son auto-renforcement?

La Salle des Profs conte ainsi le télescopage, à travers un fait apparemment anodin, entre une intention pure et une impunité tolérée. Entre la force d’une conviction et la bassesse d’une influence. L’élément perturbateur de l’équipe pédagogique vient remettre en cause un équilibre entaché par la personne apparemment la plus soucieuse de le préserver. La jeune Carla, par qui le scandale arrive, rappelle le professeur maladroit de l’Innocence - film dont le titre pourrait s’appliquer à celui-ci tout en étant à l’opposé de la noirceur misanthrope qui se dégage de la vision de Çatak. La façon dont elle prend peu à peu conscience de sa position vulnérable, dans ce microcosme où elle semble au final aussi étrangère que le jeune élève issu de l’immigration et sa famille pointée du doigt, est saisissante. Tout comme la description de l’emprise que déploie une mère perverse sur l’ensemble de la communauté, et en premier lieu sur son fils. Ce fils sur qui se déplace peu à peu l’enjeu du film, pris en tenaille entre deux loyautés, mais aussi deux visions de la vie, le suspense résidant dans le choix qu’il effectuera.

Germanique, le film est d’un moralisme tout à la fois austère et pervers, convoquant autant Haneke que Vinterberg. Caisse de résonance de problématiques actuelles, il évoque surtout la Journée de la Jupe en ce qu’il illustre jusqu’à l’absurde les conséquences des paradoxes insolubles qu’une société est capable de s’infliger : au brandissement d’une égalité de façade au sein d’un machisme scolaire de banlieue décomplexé et toléré, jusque dans la violence des armes et des tournantes, a succédé une soif de transparence et de pureté sans en assumer les conséquences. Ou comment se noyer sans faire de vagues.

 

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