Corps clandestins

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Critique de "O Corno, une histoire de femmes" de Jaione Camborda (sortie le 27 mars 2024). 1971, dans l'Espagne franquiste, sur la petite île d’Arousa, Maria aide les femmes à accoucher, parfois à avorter. Suite à un geste qui tourne mal, elle se voit obligée de fuir vers le Portugal. Ce périple va l’ouvrir aux autres, et peut-être à elle-même. 

Corps clandestins

Un portrait de femme dépouillé mais intense, doublé d’une puissante illustration des conséquences insidieuses d’un système dictatorial, jusqu’au plus profond de l’intimité des êtres.


Il faut se laisser happer par la rudesse de ce film qui tente de nous replonger dans le dénuement et l’âpreté des dernières années du franquisme, au cours desquelles la dictature s’accompagnait d’une extrême misère. Par une caméra qui sait capter le silence des êtres, dans toute son expressivité. Par ces femmes à qui l’on semble à peine permettre d’exister, par ce glacis social empreint de rites et de fêtes où tout se passe hors champ, l’amour comme la mort, comme peut-être même la vie. 

Il faut suivre Maria dans sa fuite qui se mue peu à peu en quête, à mesure qu’elle s’enfonce dans les entrailles de son pays, terre qui nous semble perpétuellement inconnue, nourricière ou mortifère, on ne saurait dire, source de danger comme d’espoir. La frontière avec le pays voisin, Portugal vermoulu, lui aussi sous la coupe d’un dictateur agonisant, semble bien absurde, tant chaque rive se ressemble, qui laisse s’opérer dans l’indolence le trafic de denrées, et de femmes.


Les femmes, justement. La femme et son corps, au cœur de cette histoire, berceau et tombeau, source de vie et de liberté qu’il s’agit dès lors d’assiéger. Cette présence invisible de la dictature, le contrôle silencieux qu’elle exerce, est ce qui nous a été donné de plus puissant à expérimenter depuis fort longtemps. Le film, par son refus obstiné de nous donner accès à la psychologie de son personnage principal, est au diapason de ce qu’est capable d’opérer en chacun de ses sujets/objets un système dictatorial, les échines courbées comme les âmes  emmurées. 

La clandestinité que subit Maria n’est pas bien loin de ce que vivait l’héroïne de L’événement - on peut d’ailleurs estimer que, à bien des égards, nos démocraties restent un système bien carcéral pour les femmes - . Mais si l’on comprenait malgré tout les motivations de cette dernière, celles de Maria restent constamment hors de notre portée. Celle que l’on suit, du moins au début, est l’avorteuse et non celle qui souhaite avorter, et c’est par ses simples agissements que l’on ressent, chez elle, une connexion au féminin, à ce que l’on ne désignait pas alors sous le nom de sororité. Peu à peu, pourtant, s’esquisse une prise de conscience, celle, peut-être, de réussir à exister un jour pour elle-même, de suivre sa propre voie. On peut être libre, et maîtriser son corps, en avortant comme en refusant de le faire. La façon dont Maria accède à cette autodétermination est tout simplement bouleversante. 

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