« Taxe lapin » et inégalité d’accès aux soins : un possible effet pervers ?

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Lors de sa déclaration de politique générale en janvier, le Premier ministre français Gabriel Attal avait annoncé souhaiter la mise en place d’une taxe visant à sanctionner les patients n’honorant pas leurs rendez-vous médicaux. Rapidement rebaptisée par les médias « taxe lapin », cette menace de sanction financière peut-elle être efficace ? Le point de vue d’une économiste.

« Taxe lapin » et inégalité d’accès aux soins : un possible effet pervers ?

© Midjourney x What's up Doc

La santé est un bien commun

En France, l’accès aux services de santé est un droit pour la population. L’article L. 1110-1 de la loi n°2002-303 sur le droit des patients et la qualité du système de santé, dispose que l’État doit « garantir l’égal accès à chaque personne aux soins nécessités par son état de santé ». À la lecture de cet article de loi, on pourrait supposer qu’en France, l’accès aux services de santé est un bien public. Mais ce n’est pas tout à fait le cas.

En économie, un bien public présente deux propriétés particulières qui le distinguent des biens privés (autrement dit, échangés sur les marchés). Première propriété : c’est un bien non rival, ce qui signifie que la consommation de ce bien par un agent n’affecte pas la quantité disponible pour les autres agents. Les individus ne sont pas rivaux pour sa consommation. Un sandwich est un bien rival : si je le mange alors que vous aviez prévu de le consommer également, tant pis pour votre déjeuner. L’éclairage public ne l’est pas : que j’en bénéficie ne vous empêche pas d’en bénéficier, la rue est pleinement éclairée pour nous deux.

Deuxième propriété : la non-excluabilité. Il est impossible (ou difficile) d’exclure un agent de l’utilisation d’un bien public, même s’il n’a pas participé à son financement. Sauf à le voler, je ne peux consommer le sandwich sans le payer. Dans le cas de l’éclairage public, il est impossible de concevoir que la rue soit, au même instant, éclairée pour moi et non pour vous (d’où la contrepartie de l’impôt). Dans certains cas, il est en revanche possible de créer des péages (autoroutes par exemple) qui permettent d’exclure ceux qui ne consentent pas au paiement du droit d’accès.

Dans le cas des consultations médicales, la loi précitée garantit la deuxième propriété, celle de non-excluabilité. Ceci est particulièrement lié à notre modèle de protection sociale, impliquant le remboursement des actes permis par le conventionnement des professionnels de santé.

En revanche, l’accès à la consultation ne remplit pas la première propriété du bien public, la non-rivalité, car la consommation par un individu diminue l’offre de consultations disponibles pour les autres. Entre bien privé et bien public, la santé est ainsi un bien commun au sens d’Elinor Ostorm, Prix Nobel d’économie en 2009.

Le principe de la demande induite

La santé est aussi un bien économique particulier en ce que le système de financement (externe, par l’existence de l’Assurance-maladie) déplace l’équilibre entre l’offre et la demande : les tarifs pratiqués et remboursés ne correspondent pas aux prix réels. Mais surtout, cela donne un privilège particulier aux patients comme aux praticiens : les « clients » sont indemnisés de leurs « achats ».

Cette situation a tendance à générer une surproduction et une surconsommation de santé. C’est lié à ce qu’en économie de la santé on appelle le principe de la demande induite qui a été formulée dès 1974 par Evans, sur la base d’un constat empirique : plus l’offre augmente (plus le nombre de médecins ou de lits d’hôpitaux augmente), plus la demande de santé des populations est grande et, avec elle, les dépenses de santé.

Le contrôle des dépenses de santé passe en général par des solutions coercitives du côté de l’offre. C’est par exemple le cas du numerus clausus (aujourd’hui numerus apertus), instauré depuis les années 1970 pour réguler le nombre de praticiens formés. On peut également citer les négociations des conventions entre les praticiens libéraux et les assurances maladie.

Dans le cas de la « taxe lapin », en revanche, les pouvoirs publics proposent d’agir du côté de la demande. Les rendez-vous médicaux offrent en effet un privilège supplémentaire aux « consommateurs » : que le patient honore son rendez-vous ou qu’il « pose un lapin », il ne lui en coûte rien. Ce serait ainsi parce que nous ne payons pas que, d’un côté, nous surconsommerions des soins et que, de l’autre, nous ne prendrions pas soin d’annuler les rendez-vous que nous n’allons pas honorer. C’est justement ce que la « taxe lapin » envisage de changer.

La proposition : la demande « déduite »

Face à la problématique des pénuries de créneaux de consultations, il est difficile d’agir sur l’offre pour l’augmenter à court terme, puisqu’il faut dix ans pour former un médecin. Pourquoi ne pas, alors, tenter d’agir sur la demande ?

L’idée de la « taxe lapin » repose sur une hypothèse simple : si l’on taxe les patients indélicats qui ne se présentent pas aux rendez-vous qu’ils ont réservés, l’effet sera dissuasif, et à l’avenir ils penseront à annuler. Surtout, ils réfléchiront à deux fois avant de prendre rendez-vous. Ce qui libérera des créneaux de consultations, participant ainsi à réaligner offre et demande.

Il s’agit d’amener les patients à se comporter tout comme ils le font déjà en tant que clients pour leurs autres consommations (train, spectacle, achats en ligne, etc.). Nous adaptons en effet nos comportements et notre consentement à payer aux conditions de remboursement proposées par les offreurs. Mais dans le domaine de la santé, les résultats pourraient ne pas être ceux escomptés.

L’effet pervers du co-paiement

L’action des pouvoirs publics pour réguler la demande de santé passe principalement par l’instauration de co-paiements (sous forme de ticket modérateur, de forfait, etc.) : l’État prend en charge une partie de la dépense, puis une fois que l’Assurance-maladie et, le cas échéant, l’assurance complémentaire ont remboursé leur part, le patient s’acquitte du « reste à charge ».

Ce type de système de co-paiement n’est cependant pas dépourvu d’effet délétère, en particulier pour les populations les plus démunies. Même si elle date des années 1970, une étude fait aujourd’hui encore référence en économie de la santé pour les illustrer (probablement en raison de la taille de l’échantillon et de l’existence d’un groupe « contrôle »). Il s’agit de l’analyse pilotée par l’économiste Jay Helms.

En 1972, l’état de Californie instaure le versement d’un dollar (actualisé en 2024, cela représente environ 7,47 dollars) par consultation pour 26 % des bénéficiaires du Medi-Cal (aide sociale garantissant la gratuité des soins en ambulatoire). L’analyse économétrique des données sur l’ensemble de l’année d’observation font apparaître que, certes, une baisse des consultations de 8 % a été enregistrée (par rapport au groupe contrôle, pour qui la gratuité est maintenue), mais elle s’est accompagnée d’une augmentation de 17 % des hospitalisations.

S’il est impossible de l’affirmer avec certitude, l’interprétation proposée par l’analyse semble vraisemblable : les malades contraints au paiement, si modique soit-il, auraient pu retarder le moment de la consultation. Résultat ? En venant plus tard, ils ont au final eu besoin d’un traitement plus intense et… plus coûteux. Au final, sur l’année d’observation, la dépense totale du programme a augmenté de 3 à 8 % (estimation statistique).

Quel effet attendre de la taxe lapin ?

Avec la « taxe lapin », nous retrouvons la question de l’efficacité économique, et en termes de santé publique, des co-paiements (même si cette taxe n’est pas à proprement parler un co-paiement) : perspective d’un choix plus raisonné des patients en matière de soins mais risque de retard à l’accès aux soins (notamment les personnes à faible revenu et les malades chroniques) entraînant des complications de santé qui auraient pu être évitées et un coût plus élevé à long terme.

Rappelons qu’en 2013, une note du Conseil d’analyse économique de 2013 soulignait que la couverture par la Sécurité sociale des patients n’étant pas en affection de longue durée est de 59,7 %, ce qui rend nécessaire le recours à une assurance complémentaire pour un bon accès aux soins. Or, les économistes indiquaient que « le coût d’achat d’une complémentaire santé peut atteindre 8 % du revenu pour les ménages modestes, ce qui peut sembler prohibitif et conduire à un renoncement à l’assurance, voire aux soins ». Soulignons qu’en 2019, 3,6 % des 15 ans et plus étaient dépourvus d’une complémentaire santé, soit environ 2,5 millions de personnes.

Quelles alternatives à la taxe lapin ?

Plutôt que de taxer les patients, une façon d’améliorer les choses pourrait être de renforcer, grâce à des aides publiques, les capacités des secrétariats médicaux et aider les médecins qui n’en disposent pas à recruter. En effet, en 2022, selon les données de la DREES seulement 51 % des médecins généralistes disposent d’un secrétariat physique.

Or, les agents des secrétariats médicaux sont des acteurs à part entière du soin, en ce qu’ils connaissent bien la patientèle de leurs praticiens. Cela les rend capables de faire le lien, dans un délai très court, entre les annulations (qui peuvent aussi arriver à moins de 24h pour de multiples raisons) et les demandes en instance ou en souffrance. Certes, cela aurait un coût. Mais il existe des leviers de financement.

Dans son livre, La France malade du médicament, mon collègue pharmacologue Bernard Bégaud dresse un constat qui donne à réfléchir. Selon ses calculs, le coût des usages injustifiés ou non conformes de certains médicaments s’élèverait à 10 milliards d’euros par an. Se pencher sur la question pourrait permettre de rationaliser le système existant, et de dégager des économies. Pour finir, rappelons que si la santé est un bien économique particulier, c’est parce que le patient n’est ni un consommateur ni un client. C’est un patient, justement.The Conversation

Marie Coris, Enseignant-chercheur économie de l’innovation, laboratoire BSE (Bordeaux Sciences Economiques), Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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